9

— Passé une bonne nuit, commandant ?

La lumière du soleil levant se glissait entre les montagnes en longues coulées de feu liquide. Bill Ballantine encore à demi emmitouflé dans son sac de couchage, venait de sortir de son abri de nylon et hélait Morane. Ce dernier apparut à son tour.

— Tu oses me demander si j’ai bien dormi, Bill, fit-il d’une voix encore ensommeillée. Toute la nuit, j’ai rêvé qu’une demi-douzaine de démons vrombissants tournoyaient autour de ma tente, prêts à me massacrer si j’osais sortir la tête…

L’Ecossais éclata d’un rire sonore.

— Une demi-douzaine de démons vrombissants, n’est-ce pas commandant ? En ce qui me concerne, il s’agissait de vautours furieux, mais l’effet était le même. Rien de tel que des cauchemars de ce genre pour vous gâcher une nuit de sommeil. Un peu de café chaud nous ferait du bien.

Lupito, déjà debout, apprêtait le repas du matin, auquel les deux amis goûtèrent avec empressement. Tout en dégustant son café bouillant, à petites gorgées rapides, Ballantine regardait avec insistance vers le fond du défilé.

— Croyez-vous, commandant, interrogea-t-il, que la Vallée du Lac Bleu se trouve là derrière ?

— C’est possible, dit Bob. Probable même, car je ne vois pas très bien où le fichu appareil de la nuit dernière aurait pu atterrir dans ce capharnaüm de montagnes gelées. Il doit y avoir une piste d’atterrissage dans les environs, à moins bien sûr que le pilote de notre appareil ne fut un peu sorcier et capable de se poser au sommet d’un pic comme une mouche sur un pain de sucre. As-tu déjà vu des pilotes sorciers, Bill ?

Le géant secoua sa tête couronnée d’un bonnet de laine et d’où dépassaient des mèches de cheveux roux.

— Si j’ai déjà vu des pilotes sorciers ? fit-il. Jamais, sauf bien entendu un certain commandant Morane de ma connaissance…

Dix minutes plus tard, équipés de pied en cape, Bob et Ballantine s’enfonçaient à l’intérieur du Défilé des Condors. Lupito s’était entêté dans sa décision de ne pas les accompagner et ils l’avaient laissé à la garde du campement.

Le défilé formait une gorge large d’une centaine de mètres et bordée de hautes murailles de pierre noire, à pic, au sommet desquelles des stalactites de glace pendaient en franges cristallines. Le fond de la gorge était tapissé par une épaisse couche de neige molle dans laquelle les deux voyageurs s’enfonçaient parfois jusqu’aux genoux. Un silence total régnait et, le défilé faisant de nombreux détours, Bob et l’Ecossais avaient chaque fois l’impression de se trouver enfermés dans une prison de roc avec, pour seule échappée, le ciel là-bas très haut, par-delà le sommet des murailles. Les deux hommes marchaient depuis dix minutes à peine quand, tout à coup, un bruit s’imposa dans le silence. C’était une sorte de sifflement déchirant qui allait sans cesse en s’amplifiant. Bob et Ballantine échangèrent un regard. Ils venaient sans peine de reconnaître le bruit produit par un ou plusieurs avions à réaction en plein vol. Déjà, ils levaient la tête vers la bande de ciel se découpant entre les falaises. Presque aussitôt, trois appareils brillants apparurent. Ils volaient bas et, sous leurs ailes et leurs fuselages, on n’apercevait aucune marque distinctive.

— À terre ! hurla Morane, sans parvenir à dominer le bruit des réacteurs.

Cependant Ballantine avait compris et s’était jeté sur le sol en même temps que son ami. La face dans la neige molle, tous deux tentaient de se faire aussi petit que possible pour ne pas être aperçus des pilotes des avions. S’ils en avaient eu le loisir, ils se seraient creusé chacun un trou pour s’y terrer… Mais les appareils étaient passés déjà, et le bruit de leurs réacteurs décroissait. Quand il se fut tout à fait éteint, Morane se redressa, imité une fois encore en cela par l’Ecossais. Celui-ci secoua la neige collée à ses vêtements.

— Croyez-vous qu’ils nous aient aperçus, commandant ? interrogea-t-il.

Bob haussa les épaules et répondit :

— S’ils regardaient sous eux, c’est fort possible. Avec nos ponchos bariolés nous devions faire tache sur la neige. Par bonheur, nous demeurions dans l’ombre des murailles, et puis il est probable que les pilotes ne regardaient pas précisément au fond de ce défilé…

Durant un moment Bob prêta l’oreille afin de se rendre compte si les trois appareils ne revenaient pas. Ensuite, comme rien ne l’indiquait, il désigna le fond de la gorge.

— Continuons notre route, dit-il, tout en marchant le plus près possible de la muraille, afin de pouvoir nous dissimuler à la moindre alerte.

Bill Ballantine fit la grimace.

— Il semble que nos affaires se compliquent. C’en est fini à présent de la belle quiétude des jours derniers…

— Nous ne pouvons en douter, reconnut Bob, Seulement une chose doit nous consoler : la présence de ces trois appareils anonymes, ajoutés à celui-là qui ronronnait la nuit dernière, prouve que nous sommes sur la bonne voie.

J’ai hâte d’atteindre la muraille de glace et de la franchir si cela nous est possible.

 

*

 

En dépit de leurs craintes, Morane et Ballantine atteignirent la muraille de glace sans que les trois appareils à réaction aient apparu à nouveau dans le ciel étroit du défilé. Ce dernier, après un dernier détour, s’était brusquement interrompu, barré sur toute sa largeur et sa hauteur par une muraille presque lisse et d’une blancheur parfaite, faite de glace dure qu’irisaient les rayons obliques du soleil.

— Pour pouvoir escalader cette muraille, fit Ballantine, il faudrait être une mouche. Les mouches seules sont capables de grimper le long des vitres. Je ne suis pas précisément un clampin, commandant, mais si quelqu’un de nous deux doit demeurer ici, tandis que l’autre tente l’escalade, je préfère être celui-là…

Morane parut ignorer la remarque de son compagnon. Certes ce dernier, à cause de sa masse et de son poids, n’était pas fait pour des prouesses d’alpinistes. Cependant, Bob n’ignorait pas que, s’il le fallait, Ballantine n’hésiterait pas à grimper le long de la muraille de glace qui élevait sur une centaine de mètres de hauteur sa surface lisse et transparente, presque dépourvue de toute aspérité.

— Nous allons retourner au campement, dit Bob, et revenir avec deux lamas chargés de crampons d’escalade et de cordes, ainsi que d’une petite tente, de quelques vivres et de munitions, car notre excursion pourrait se prolonger plus qu’il n’est prévu. Le premier, puisque je suis le plus léger, je tenterai d’atteindre, à l’aide de crampons, le sommet de la muraille. Une fois là, je laisserai descendre une fine cordelette à laquelle tu fixeras le bout d’une corde épaisse que je tirerai à moi. À l’aide de la corde, je hisserai alors nos bagages et toi-même tu pourras suivre en grimpant à la force des jambes et des poignets.

— Tenter d’atteindre le sommet de la muraille ?… Facile à dire, commandant… Je sais que, quand vous voulez vraiment vous y mettre, vous n’avez pas grand-chose à envier à un acrobate de cirque, mais les crampons risquent de ne pas tenir dans la glace. Si celle-ci s’effrite alors que vous vous trouvez à mi-hauteur ou même plus bas, ce sera la chute et la fin du fringant commandant Morane…

— Ta remarque est juste, Bill, répondit le Français. Aussi, ne tenterai-je pas. J’escalade de la muraille de glace elle-même. Celle-ci forme des angles droits avec les parois du défilé qui, elles, sont faites de roche dure. Ce sera le long d’une paroi rocheuse que je tenterai l’escalade, en me tenant tout près de la muraille de glace. De cette façon, je ne courrai pas le risque que les crampons lâchent, puisqu’ils seront enfoncés dans le rocher.

Ballantine se mit à rire et dit :

— Pas bête… Bien sûr, vous avez trouvé la solution… Très simple, mais il suffisait d’y penser… Et quand comptez-vous aller voir ce qui se passe là-haut, commandant ?

— Dès que nous aurons l’équipement nécessaire. La journée n’en est qu’à son début et nous avons tout le temps d’aller jeter un coup d’œil là-haut et d’en revenir avec des renseignements précieux…

À ce moment, le bruit déchirant des avions à réaction se fit entendre à nouveau. Les deux voyageurs se jetèrent à plat ventre dans la neige. Le bruit des réacteurs allait sans cesse en s’amplifiant, pour atteindre bientôt un volume tel qu’il témoignait de la proximité des appareils. Pourtant ceux-ci ne devaient pas passer juste au-dessus du défilé, car leurs silhouettes ne se profilèrent pas cette fois sur l’étroite bande de ciel. Bientôt, le son décrut puis s’arrêta net, comme si les réacteurs avaient été soudain coupés.

Morane se releva.

— Ces avions ont atterri non loin d’ici, fit-il remarquer. Selon toute probabilité, quelque part derrière cette muraille de glace, comme l’appareil anonyme de la nuit dernière. Il se passe donc réellement des choses étranges de ce côté, et j’ai hâte d’aller me rendre compte sur place…

Sans attendre davantage, Bob et son compagnon reprirent le chemin du campement.

Une heure plus tard, suivis de deux lamas portant l’équipement nécessaire, ils se retrouvèrent au pied de la muraille de glace. Les bêtes furent déchargées dans l’angle gauche du défilé, là où la paroi gelée et le rocher se rejoignaient. Morane se dépouilla de son poncho et se prépara à l’escalade, avec, pour tout bagage, un sac léger accroché à ses épaules. Dans un second sac, fixé à sa hanche gauche, il avait glissé son matériel de grimpeur. À son poignet droit, un marteau à manche de métal était fixé par une solide lanière de cuir.

En s’aidant du marteau, le Français ficha un premier crampon dans le roc et y accrocha l’un des deux mousquetons d’acier reliés par des sangles à la ceinture d’alpiniste bouclée autour de sa taille. En s’aidant des pieds, il s’éleva d’une cinquantaine de centimètres le long de la muraille et s’y arc-bouta, le corps tendu en arrière. Un mètre plus haut, il enfonça un second crampon pour s’élever à sa hauteur de la même façon. Il accrocha alors le second mousqueton, détacha le premier et récupéra le crampon inférieur qu’il planta à son tour plus haut sur la muraille. De cette manière, il s’éleva lentement, mètre par mètre, le long de la paroi rocheuse. En tendant le bras droit, il pouvait toucher de la main la surface lisse et froide de la muraille de glace. Parfois, ses pieds glissaient sur le roc et il se trouvait suspendu dans le vide par la ceinture. Vite cependant, il s’assurait un nouveau point d’appui et reprenait sa lente et patiente escalade.

Il fallut près d’une heure au Français pour atteindre le sommet de la falaise et se hisser au sommet de la muraille de glace elle-même. Là, une déception l’attendait. La muraille de glace n’était pas à proprement parler une muraille, mais la tranche d’une formidable masse glacière dont la partie supérieure se trouvait encombrée d’un chaos de séracs faisant songer à une multitude de pèlerins en cagoules blanches et gelés debout. Alors que Bob avait espéré, à l’issue de son escalade, pouvoir plonger directement ses regards dans la Vallée du Lac Bleu, il n’avait devant lui que cette forêt de séracs qui lui bouchaient la vue.

Pendant un moment, Morane eut la tentation de se glisser entre les aiguilles de glace pour voir ce qu’il y avait au-delà. Mais il calma cependant son impatience. Tirant une pelote de fine cordelette de son sac, il fixa une pierre à son extrémité et la laissa filer vers le bas. Quand la pierre toucha le fond du défilé, Ballantine s’empara de la cordelette et y attacha solidement une corde plus épaisse, à la solidité éprouvée. Bob tira sur la cordelette jusqu’à ce que l’extrémité de la corde fut parvenue jusqu’à lui. Une demi-heure plus tard, les bagages légers avaient été hissés au sommet du glacier et Ballantine était venu rejoindre son ami.

Dressés dans le vent coupant des hautes altitudes, le souffle un peu court et les tempes battantes, Morane et Ballantine, frissonnant malgré leurs épais ponchos, regardèrent longuement autour d’eux. Partout, dans l’immensité blanche et noire des neiges et des rocs, régnaient la solitude et le silence. Seuls, très haut dans le ciel, quelques condors planaient lentement.

Le premier, Morane réagit à la langueur contemplative qui les avait saisis tous deux.

— Le spectacle vaut certes le coup d’œil, dit-il. Mais n’oublions pas que nous ne sommes pas ici en simples touristes. Puisqu’il nous faut découvrir la Vallée du Lac Bleu, mettons-nous à sa recherche. N’oublions pas qu’à Lima, le président Cerdona doit attendre avec impatience notre retour et aussi les renseignements promis…

Chargeant sur leurs épaules leurs maigres bagages, Morane et Ballantine se mirent en marche, à la suite l’un de l’autre sur la surface dure du glacier.

 

Tempête sur les Andes
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